Une foule de souvenirs envahirent Masaku alors qu’il foulait à nouveau le sol de la ville frontalière de Ruhr. Des mémoires qu’il avait cru perdues, oubliées, mais qui subsisteraient à jamais dans son esprit, indépendamment de sa volonté.
Il venait d’entrer par la porte sud et à sa droite, il entendait un martèlement régulier provenant de la forge de son vieil ami Clarence. Au bout de la grand rue, il entrevoyait un bâtiment délabré qu’il savait être la carcasse de la boutique abandonnée autrefois appelé L’échoppe du masque joyeux. Instinctivement, sa main se tendit vers son sac à dos et en sortit un morceau de bois taillé avec grande précision.
Il avait économisé durant toute la fin de l’automne afin de pouvoir repayer Pier de Luth, puis de s’acheter une précieuse bûche de templorn. Il avait gravé son bout de bois avec une méticulosité maniaque, comme si sa vie en dépendait. Et au fond, peut-être que c’était le cas...
Il replaça le masque dans son sac en pensant à ses créations antérieures. D’abord celui de Merel, puis le sien. Ce dernier lui avait paru étrange dès le premier coup d’œil. Il s’attendait à ce que son apparence inspire la peur, la mal de vivre, mais ce n’était pas le cas. Au contraire, Masaku voyait compassion et sérénité dans le demi visage qu’était devenu le morceau de templorn.
*Fini les rêveries Kamen*
Une voix intérieure l’avait rappelé à l’ordre, lui rappelant de se concentrer sur son objectif. Ce dernier était on ne peut plus clair.
Une destination, un chemin. Ce chemin, il l’avait fait d’innombrables fois, à toutes heures du jour. C’était une drôle d’impression que de penser que chaque pas qu’il faisait le rapprochait de ce qu’il avait cherché à fuir durant les huit derniers mois. Mais cette fois il serait fort, cette fois il serait courageux. Cette fois, il ne s’oublierait pas à travers le personnage.
Il frappa à la porte une fois, puis deux. Il ne put frapper une troisième.
Elle était là, dans l’embrasure de la porte. Il vit lentement mais sûrement un sourire se former sur ses lèvres. Ses lèvres. Masaku eut un frisson.
Il hésita. Tout ce temps, il s’était dit qu’il comptait accomplir sa mission dans le stoïcisme absolu. Mais la voyant aussi heureuse, aussi radieuse, il ne put s’empêcher de sourire. Une fois de plus, il fit l’erreur de s’abandonner à son jeu de rôle, de se croire maître de l’insaisissable, de faire semblant d’éprouver une émotion authentique sans réellement la ressentir.
Elle se jeta dans ses bras. Il la serra, plus ou moins fort, de moins en moins certain de l’attitude à adopter. Lui mentirait-elle encore? Où est-ce qu’il oserait enfin lui montrer son vrai visage. Son vrai visage… En avait-il réellement un?
-Je savais que tu reviendrais, lui murmura t-elle doucement à l’oreille.
Qu’importe la méthode, son objectif se devait d’être atteint. Une seule chose le poussait à vouloir apaiser les souffrances de cette femme : le devoir. Il avait également la vague impression de le faire par pitié, mais il ne savait pas trop d’où cette émotion provenait. Elle semblait distante et il ne la percevait que faiblement, comme l’écho des choses qui ne sont plus.
-Je sais que je ne le mérite pas, mais peux-tu me faire confiance pour une dernière fois?
[…]
…Imper dom raek thaleiss, liath al dereminar motio yagoll en este catalyst!
Il détourna le regard, ébloui par la lumière intense émanant de l’objet. Jamais un catalyseur n’avait réagi avec autant de force. Dès qu’il fut capable d’ouvrir les yeux, il se jeta sur le masque et le fourra au fond de son sac. Puis, il se retourna vers elle. Projetée sur le sol par la déflagration d’énergie, elle ne bougeait pas.
-Amélia?
Fébrile, Masaku s’approcha du corps inerte.
*Non… non…*
Une foule d’hypothèse s’élevèrent dans son esprit. Et si son amour pour Félix était tout ce qui l’avait accroché à la vie durant ses derniers mois? Et si il l’avait…
Il s’élança sur Amélia et plaça sa joue contre sa tête. Elle respirait, son cœur battait : la vie n’avait pas quitté son corps. Soulagement intense. De sa position agenouillée, il la souleva doucement et la plaça dans son lit.
Il aurait pu partir à ce moment, mais il ne le fit pas. Les adieux auraient sans nul doute été moins difficiles, mais il tenait à se justifier avant de laisser cette partie de sa vie derrière lui.
Il attendit longtemps. Les minutes devinrent des heures. Pendant un moment, il craint qu’elle ne se réveille jamais. C’est à peu près à cet instant qu’elle leva la tête et brisa le long silence d’une voix tremblotante.
-Félix, qu’est-ce que…
Elle avait relevé le haut de son corps, et il pouvait voir qu’elle serait sa poitrine avec force. Des larmes perlaient au coin de ses paupières, son regard respirait la douleur et le regret, comme une mère qui aurait perdu son enfant avant même de le voir venir au monde.
-Je suis sincèrement désolé. Mon départ avait laissé des plaies ouvertes; je me devais de les refermer. Maintenant elle pourront cicatriser en paix. Tout cela est ma faute. Je ne serai jamais capable de te demander de me pardonner, mais j’aimerais bien émettre une dernière requête : sois heureuse.
Il se leva de sa chaise et se dirigea d’un pas lent vers la sortie en prenant bien soin de ne pas regarder derrière.
-Félix!
Masaku retourna la tête, interpellé par ce nom qui n’en était qu’un parmi tant d’autres.
-Qu’est-ce que tu m’as fait?!
La colère. C’était ce qu’il percevait dans sa voix. Il l’avait prédit. Ayant enlevé tout l’amour et l’affection qu’elle éprouvait envers lui, il ne pouvait rester que la colère : la honte et l’incompréhension de s’être fait délaissé alors qu’elle lui offrait ce qu’il y avait de plus beau et de plus pur dans ce monde. Ou peut-être qu’il se trompait. Ce ne serait pas la première fois, et certainement pas la dernière.
Chaque seconde que leurs regards s’entrecroisaient, il sentait son cœur se serrer de plus en plus. Malgré cela, il n’osait pas détourner le regard : il comptait garder la tête haute, assumer ses responsabilités et ses erreurs jusqu’à la fin.
*Je… je ne peux pas la laisser comme ça.*
Déchirement intérieur. Devait-il mettre fin à la douleur qu’elle éprouvait? Aurait-il cette pitié? … Non, il ne le pouvait pas. Il en avait déjà fait beaucoup trop. Jamais il n’oserait toucher une fois de plus à son esprit.
-Oublie-moi.
Puis il disparut.
[…]
Ce n’est que lorsque arrivé à l’auberge Gallagher que Masaku se décida enfin à analyser sa nouvelle création. En cherchant dans ses bagages, il tomba sur son propre masque qu’il mis de côté. Puis, en fouillant à travers les couvertures et les rations de nourriture, il trouva… son masque? Tout ceci ne faisait aucun sens…
De sa main libre, il prit le masque qu’il avait mit à l’écart, puis comprit l’origine de sa méprise.
Les deux masques étaient pratiquement identiques. Celui qu’il avait sorti en premier n’était pas le sien mais bien celui d’Amélia. Mis à part le fait qu’il avait une teinte légèrement mordoré et qu’il représentait la moitié droite d’un visage plutôt qu’une moitié gauche, il ne présentait aucune différence.
Il prit peur. Tout ceci ne pouvait pas être une simple coïncidence.
Mais sa curiosité était piquée. Il avait l’envie folle de porter le masque d’Amélia, de comprendre exactement ce qu’elle ressentait envers lui. Mais un certain professionnalisme face à son art l’en empêchait : tout comme un dealer ne devait devenir accro à sa propre drogue, il était préférable qu’il n’expérimente pas certaines de ses propres créations, surtout lorsqu’elles l’impliquaient aussi directement que cette dernière.
Alors qu’il était perdu dans ses pensés, il se rendit compte que les deux masques se rapprochaient doucement, lentement. Ils se touchèrent et il en émana la même lumière aveuglante qui avait accompagné la création de son dernier masque. Les deux moitiés ne formaient désormais qu’un. Étonné et un peu affolé, il tira de toutes ses forces afin de séparer les deux sections, mais il n’en fût pas capable. Elles étaient faites l’une pour l’autre.
C’est ce jour qu’il comprit que la magie lui permettait de révéler certaines choses qui n’auraient peut-être pas dû l’être.
Il avait l’irrépressible envie de jeter l’objet de toutes ses forces, mais il n’en était tout simplement pas capable. Ses mains tremblaient de rage et de désespoir. Anéanti, il s’affaissa, genoux contre terre.
Ce fut la dernière fois que Masaku Kamen pleura.